4- "Une ambiance plus glauque qu'à la carrière " 3/3
Eliz redescendit les gradins jusqu'à la piste, pensive. Sous un abri de toile, deux hommes triaient et organisaient les armes et les armures utilisées pour l'entraînement. Ils discutaient avec animation. Dès qu'ils aperçurent Eliz, ils se turent brutalement.
La guerrière serra le poing. Ce n'était pas la première fois que le silence se faisait sur son passage. Évidemment, personne n'avait jamais eu le cran de venir la confronter directement, toutefois les ricanements et les regards en coulisse étaient monnaie courante. L'injustice de la situation la faisait bouillir de rage. Qu'avaient accompli les ricaneurs ? Avaient-ils traversé îles et mer pour revenir dans leur patrie ? Avaient-ils sauvé la princesse ? Avaient-ils retrouvé Soleil Triomphant ? Comment se permettaient-ils de la juger sur la foi d'un seul acte mal interprété ? Jamais elle n'aurait fui Schelligen si le roi Alarick ne le lui avait ordonné. Heureusement qu'ils ne constituaient qu'une petite fraction de ce nouveau groupe de résistants, ou elle aurait préféré déserter les lieux immédiatement.
Elle quitta l'arène par la grande arche, en se demandant si elle ne devrait pas prévenir Johann qu'elle risquait d'amocher quelques-uns de ses combattants si l'ambiance restait aussi hostile.
Johann fut justement le premier qu'elle rencontra en passant devant l'enclos des poules. Il semblait chercher quelqu'un, passant sa tête dans toutes les tentes qui croisaient sa route. Il lui adressa un signe de main amical alors qu'elle s'approchait de lui.
– Eliz, tu n'aurais pas vu ton amie Razilda ? lui demanda-t-il. Je la cherche depuis un moment.
– Il me semble qu'elle est partie explorer du côté de la mer, tôt ce matin, répondit Eliz. Pourquoi ? Tu as besoin d'elle ?
Johann détourna le regard avec un geste évasif de la main.
– J'avais une proposition à lui faire. Ça peut attendre.
« D'ailleurs, continua-t-il en baissant la voix, nous n'avons pas eu l'occasion d'en parler, mais as-tu regretté ta décision ?
– Ma décision ? Ah, tu veux dire au sujet de Razilda ?
Eliz sourit, ses soucis de la matinée soudain ramenés au second plan.
– Non, je ne l'ai pas regrettée. Elle a toujours été une alliée précieuse.
Johann hocha plusieurs fois la tête, fixant ses pieds d'un air inspiré.
– Bien, très bien. J'en suis heureux. Toutes les histoires de trahison ne se terminent pas aussi bien...
La guerrière fronça brièvement les sourcils avant de comprendre.
– Tu veux dire que vous savez qui a vendu l'emplacement de la carrière aux Sulnites ? J'avoue que la question m'a préoccupée.
Johann s'assit sur un des piquets de la clôture et croisa les bras.
– Tu te souviens d'Egon ? demanda-t-il d'un ton navré. Un garçon brun, pas très causant. Toujours en train de faire la tête. On ne l'a retrouvé nulle part après l'attaque de la carrière. Ni parmi les morts ni parmi les survivants. En se renseignant, on a fini par apprendre que les Sulnites gardaient ses parents prisonniers et qu'ils faisaient pression sur lui.
Pendant que Johann parlait, Eliz repéra la longue silhouette de Razilda se découper dans le ciel bleu, du côté de la passe qui menait vers la côte. Elle paraissait essoufflée, mais satisfaite de son équipée. Eliz lui sourit. Pourtant lorsque la Jultèque remarqua leur présence, elle changea brusquement de direction. La guerrière fronça les sourcils, vaguement inquiète. Voyant qu'Eliz ne l'écoutait plus, Johann se retourna. Il aperçut Razilda et son front s'éclaira aussitôt. Il la héla gaiement. Sa voix chaude habituée au commandement traversa sans mal l'espace qui les séparait et la Jultèque se figea sur place. Elle se tourna lentement vers eux, comme à contrecœur et n'eut pas d'autre choix que de les rejoindre, sa longue queue de cheval soulignant chacun de ses mouvements. À son approche, Johann se redressa de toute sa taille et croisa les mains dans son dos.
– Vous êtes insaisissable, ma chère Razilda, lança-t-il aimablement.
– Vraiment ? Vous me cherchiez ? répondit-elle avec un masque d'affabilité qu'Eliz commençait à reconnaître.
– J'aurais voulu vous proposer de gérer l'entraînement au combat de la journée, qu'en pensez-vous ?
Eliz eut l'impression de recevoir un soufflet en pleine figure.
– L'entraînement ? C'est moi qui suis censée m'en charger ! intervint-elle, estomaquée.
Johann eut la décence de paraître embarrassé. Il passa une main sur ses joues rugueuses.
– Oui, bien sûr ! Et tu le fais très bien. Mais je me suis dit que les confronter à des styles de combat différent pourrait être très instructifs pour eux. Tu le comprends, j'en suis sûr. Tu pourras en profiter pour te reposer !
– On pourrait tout à fait s'en charger toutes les deux, objecta Razilda avec bon sens.
Johann sourcilla, ce n'était pas dans cette voie qu'il souhaitait amener la conversation.
– Ah... oui, évidemment, concéda-t-il. Vous aurez tout le loisir d'élaborer un plan d'entraînement ensemble. Mais aujourd'hui, j'aurais voulu vous laisser carte blanche et voir ce que nos gens en pensent. Qu'en dites-vous ?
– Eh bien...
– Parfait ! Venez, je vais vous montrer comment nous fonctionnons.
Et trouvant son accord largement suffisant, Johann entraîna Razilda avec lui vers l'arène. Celle-ci se retourna pour jeter un regard confus à son amie. Comme enracinée sur place de stupéfaction, Eliz les suivit un moment des yeux. Un sentiment inconfortable naquit au creux de son estomac qui ne demandait soudain qu'à rugir avec sa frustration des derniers jours.
En profiter pour se reposer ? Il se moquait d'elle ou quoi ? Était-elle venue jusqu'ici pour se reposer ? Eliz serra convulsivement ses poings de colère. Johann la mettait-il volontairement sur la touche ? Certains des résistants s'étaient-ils plaints de son entraînement ?
Pour calmer ses nerfs qui risquaient de lâcher sur le prochain infortuné à croiser sa route, elle décida de laisser l'arène derrière elle et d'aller contempler la mer. Elle franchit la protection des colonnes de roches grises qui délimitaient la cachette des résistants et fut aussitôt assaillie par un vent vif. Elle respira à plein poumon l'air salin et se sentit un peu plus légère. Un sentier caillouteux descendait en serpentant vers le littoral. Elle n'avait aucune envie de le suivre jusqu'à la plage. Si l'on pouvait appeler plage l'étroite bande de galets qui habillait le pied de la falaise. Elle se choisit plutôt un poste d'observation à l'écart du chemin et grimpa sur un éperon rocheux sur lequel elle s'installa à califourchon. Son regard se perdit dans le miroitement de la mer et elle se mit à respirer plus librement. Le cri rauque des mouettes parvenait jusqu'à elle, dominant le bruit distant du ressac. C'était l'endroit idéal pour ruminer ses soucis jusqu'à la désintégration.
Elle perdit rapidement la notion du temps. Ce fut l'appel d'une voix juvénile qui la sortit de sa contemplation méditative.
– Eliz, ohé !
En contrebas, Saï lui adressait de grands signes. Eliz abandonna à regret sa rêverie pour aider la jeune fille à grimper la rejoindre.
– Qu'est-ce que tu fais là toute seule ? s'inquiéta son amie en s'installant à côté d'elle. Tu n'as pas des trucs de résistants drôlement importants à faire ?
– Je me change les idées, répondit Eliz avec un faible sourire. L'ambiance du côté de l'arène est franchement morose. Et toi ? Tu vadrouilles ?
Saï se renfrogna aussitôt.
– J'ai cherché Kaolan toute la matinée, grogna-t-elle. Mais il arrive trop bien à se cacher, et Tempête ne veut pas me dire s'il l'a vu.
– Décidément, tout le monde se cherche aujourd'hui... soupira Eliz. Pourquoi tu as besoin de lui ?
Saï croisa les bras avec vigueur et manqua perdre l'équilibre.
– Tu as remarqué comme il a recommencé à nous éviter en ce moment ? s'emporta-t-elle alors. Mais cette fois, je ne vais pas le laisser passer ! S'il croit pouvoir s'en sortir comme ça, il se trompe sacrément ! Hors de question que je me taise et que je fasse comme si de rien n'était. Je veux des explications et je les aurai ! Après tout, on est quand même ses amis, on le mérite !
Eliz fut stupéfaite de la véhémence de la jeune fille. Elle n'aurait jamais pensé qu'elle pût être aussi affectée par le changement d'attitude de Kaolan, tellement évident que même elle l'avait remarqué. Le silence retomba entre les deux amies.
Voyant qu'Eliz n'avait pas grand-chose de plus à lui dire, Saï jeta un coup d'œil évaluateur à la hauteur du soleil, et comme si elle ne venait pas de vider son sac avec fougue, elle changea brusquement de ton pour annoncer :
– Faut que j'aille aider à préparer le repas, sinon, je vais me faire attraper par Gerda. À plus tard !
Elle glissa à terre dans une envolée de mèches de jais et partit en courant sans se retourner.
Amusée de son énergie, Eliz la regarda s'éloigner. Elle disparut rapidement à sa vue, pourtant une phrase prononcée demeura, flottant dans les airs avec les inflexions de la jeune fille. Hors de question de se taire et de faire comme si de rien n'était... Peut-être que, pour une fois, Eliz pourrait bien s'inspirer du comportement de son amie. Elle réfléchit un instant puis un lent sourire étira ses lèvres. Elle fit craquer les phalanges de ses doigts avec satisfaction puis, à son tour, descendit de son perchoir.
***
Les cuisines avaient été aménagées dans une pièce attenante à la salle commune. Au vu des commodités dont ils disposaient, elles se composaient essentiellement de tables sur lesquelles étaient entreposés récipients et ustensiles. Un pan du mur était éboulé, ce qui avait poussé les résistants à installer un foyer à l'extérieur pour éviter de trop enfumer les soubassements de l'arène.
C'était là que dès la fin du repas de midi, Saï était retournée aider Gerda avec le rangement et le nettoyage. Elle était en train de constater l'état dramatiquement bas de leurs réserves d'eau lorsque des éclats de voix inhabituels lui parvinrent. Faucon s'arrêta net devant l'arche qui s'ouvrait dans l'épais mur. Ses yeux noirs brillaient d'excitation.
– La capitaine Drabenaugen veut que tout le monde se rassemble sur les gradins ! leur jeta-t-il, les mains appuyées de part et d'autre de l'arche. Venez vite !
– Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? grommela Gerda en reposant le torchon avec lequel elle s'essuyait les doigts.
Voyant que la cuisinière n'hésitait pas à abandonner son poste, Saï la devança sans états d'âme. Les battements de son cœur s'étaient accélérés. Que pouvait bien vouloir Eliz ? Elle se mit à courir à la suite d'Orage et Faucon dans le couloir qui résonnait soudain du martèlement de dizaines de bottes.
– Je crois qu'il y en a qui vont en prendre pour leur grade, pouffa Orage en se retournant vers elle. J'ai hâte de voir ça.
Sans comprendre, Saï les suivit jusqu'à l'extérieur. En route, de plus en plus de résistants avaient grossi le mouvement et tous prenaient d'assaut les gradins en spéculant à voix haute sur les raisons de leur rassemblement. Saï repéra la tête blonde de Yerón déjà installé à mi-hauteur et vint aussitôt le rejoindre.
– Alors ? Tu as fini par trouver Kaolan ? lui demanda-t-il dès qu'elle fut assise.
– Non, mais je ne m'avoue pas vaincue ! assura-t-elle.
Elle avait à peine prononcé ces mots, qu'elle aperçut Razilda se diriger droit vers eux en traversant les gradins qui commençaient à se remplir. Piétinant quelques pieds au passage, elle jetait de temps à autre un coup d'œil derrière elle, comme pour vérifier qu'elle n'était pas suivie.
– Désolée les jeunes, annonça-t-elle en grimpant à leur niveau, il va falloir me faire une place entre vous deux. Et surtout ne pas en bouger.
Saï et Yerón se regardèrent sans comprendre. Ils eurent tout juste le temps de s'écarter qu'elle s'assit entre eux sans attendre.
– Merci ! Comme ça, je serais tranquille, dit-elle avec un soulagement évident.
Puis, pour couper court à toute forme d'interrogation qui allait immanquablement surgir, elle enchaîna aussitôt :
– Vous savez ce qui lui est passé par la tête ? demanda-t-elle avec un geste du menton en direction d'Eliz qui, impassible, se tenait au centre de l'arène, bras croisés. Elle m'inquiète un peu.
Le brouhaha enflait alors que les résistants s'installaient les uns après les autres. Ils ne devaient pas être loin d'une soixantaine à discuter, s'interpeller et s'agiter sur les gradins. Hermeline dut se frayer un passage parmi eux pour rejoindre Saï.
Un coup de sifflet strident retentit alors. Deux doigts dans la bouche, Eliz attendait que le silence se fît. Elle daigna patienter encore quelques instants avant de siffler une deuxième fois. La rumeur dans les gradins décrut progressivement.
– Tout le monde est là ? lança Eliz d'une voix claire et parfaitement audible de tous. Vous pouvez la fermer maintenant ?
Quelques coups de sifflet et exclamations excitées retentirent encore, mais tous finirent par se taire. Saï se rongeait les ongles d'appréhension.
Eliz mit les poings sur ses hanches et continua d'une voix forte :
– Certaines manifestations d'hostilité, au demeurant très subtiles, m'ont fait comprendre que ma présence parmi vous n'était pas bien vue par tout le monde.
Une cacophonie de cris s'éleva en réponse.
– Ouais, dehors les lâches !
– Écoutez pas tous ces crétins !
Eliz dut siffler à nouveau pour faire revenir le calme.
– Merci d'illustrer si brillamment mon propos ! reprit-elle. Vu que cette ambiance fétide me fatigue et me paraît tout à fait contreproductive dans la situation actuelle, je vous donne l'occasion d'exprimer librement ce que vous me reprochez. Allez-y, faites-vous plaisir !
Elle se campa sur ses jambes et ouvrit les bras à l'assistance. Après un silence stupéfait qui dura bien trois battements de cœur, des éclats de voix s'élevèrent, se chevauchant de manière incompréhensible.
Avec angoisse, Saï vit Razilda cacher ses yeux dans ses mains en maugréant :
– Aïe, aïe, aïe, mais à quoi elle joue ?
Si même Razilda était inquiète, Saï ne trouvait plus aucun argument à ériger en barrière de ses craintes.
Dans le même temps, l'un de ceux qui criaient le plus fort était parvenu à faire taire les autres. C'était un moustachu d'une quarantaine d'années qui semblait particulièrement remonté.
– Un seul mot ! beugla-t-il, dressé de toute sa taille. Schelligen !
Un chœur d'assentiments retentit à ses côtés. Visiblement, les détracteurs d'Eliz se déplaçaient en troupeau.
– Ah ben voilà ! s'exclama théâtralement la guerrière. Je l'entends enfin ! Schelligen ! Donc quoi, Schelligen ? Ne me dites pas que vous avez envie d'entendre des explications sur la bataille données par quelqu'un qui s'y trouvait ! Vous ne préférez pas croire des récits de seconde main déformés par le bouche-à-oreille ?
– Assez de pitreries, rugit l'homme dans les tribunes. Nous ne voulons pas être menés par quelqu'un qui abandonne ses troupes pour sauver sa peau !
Même à la distance où elle se trouvait, Saï put voir Eliz prendre une profonde inspiration.
– Une bonne fois pour toutes, à Schelligen, je n'ai pas fui, j'ai suivi les ordres de Sa Majesté Alarick !
Assis au premier rang, le capitaine Johann avait compris qu'il servirait mieux Eliz en la laissant régler ses différends seule. Aussi, se contenta-t-il de lever une main en clamant :
– C'est vrai ! J'étais là, et c'est pas faute de l'avoir dit et répété !
Eliz lui adressa un bref signe de tête et continua :
– Vous pensez vraiment que si j'avais voulu sauver ma peau, je serais revenue pour essayer de libérer vos fesses ? À l'heure qu'il est, je vous prie de croire que je serais loin. Je me serais trouvé un petit coin agréable pour m'installer, du genre d'une plage à Derusto'th.
« Alors oui, j'ai été blessée, ce qui n'a rien de très étonnant au cœur d'une bataille, surtout sous une pluie de flèches. Tu aurais sûrement fait mieux, j'imagine ?
Le moustachu regardait autour de lui pour évaluer l'assurance de ses alliés.
– Sa Majesté a vraiment fait confiance à la mauvaise personne, lança-t-il par provocation.
– C'est sûr que toi, tu as le cuir si épais que tu dois être à l'épreuve des flèches ! cracha alors la voix furieuse de Gerda.
Des rires s'élevèrent et le moustachu se rassit, vexé.
– Bien entendu que le jour de la bataille de Schelligen, j'ai accumulé les erreurs et les échecs ! clama Eliz lorsque les railleries retombèrent. Je n'ai jamais prétendu le contraire. Mais n'est-ce pas le cas de nous tous ? Est-ce vos succès et vos victoires qui vous ont conduit jusqu'ici ?
La guerrière laissa à son auditoire quelques instants d'introspection pendant lesquels un silence lourd plana.
– Autre chose ? reprit-elle ensuite.
Jarvis, le palefrenier se leva alors, tout en oreilles et en cou.
– Mon père ! lança-t-il d'une voix frémissante. Mon père est mort à cause de vous !
Le visage d'Eliz s'assombrit aussitôt.
– De nombreux soldats valeureux sont morts ce jour-là. Je regrette chacun d'entre eux et Frank, certainement le premier. Est-ce que tu sais ce qu'il s'est réellement passé ?
À regret, l'adolescent secoua la tête, dents serrées.
– J'ai demandé à ton père de rester organiser la défense du palais d'été et de ses occupants pendant que je faisais partie de ceux qui montaient en première ligne sur la plage. Je l'ai laissé en arrière en espérant le tenir éloigné des combats. Ça n'a pas été le cas... Ton père est mort en héros en protégeant ceux qu'il avait sous sa garde, comme nous y étions tous préparés. Pourquoi minimiser son héroïsme en supposant que j'en suis responsable ?
Jarvis resta bouche bée, incapable de répondre. Il finit par s'asseoir en essuyant ses yeux avec hargne. Eliz promena encore son regard sur le public, attendant la suite. Saï attendait aussi, penchée en avant, les poings crispés sur le gradin.
Une femme aux cheveux clairs se leva alors.
– Et pourquoi vous avez disparu après l'attaque de la carrière ? On avait besoin de toutes nos forces !
– Toutes nos forces pour... fuir ? Au contraire, c'était le moment où il fallait faire profil bas. Ai-je raté des hauts faits ? Ou bien mon absence seule vous a-t-elle empêché d'en réaliser ?
– Euh... non, marmonna la femme en se rasseyant.
Les résistants commençaient à rire et à s'agiter dans les gradins.
– D'autres questions ? cria Eliz pour couvrir le vacarme grandissant.
Le public s'enhardissait et les plaisanteries fusèrent.
– C'est vrai que vous avez déjà étranglé un ours à mains nues ?
– Et du coup, y'a quoi entre vous et le capitaine Feuerbach ?
– Vous avez tué combien de Ravageurs ?
– Ils sont comment, le prince et la princesse ?
Eliz donna un coup de sifflet perçant.
– On va s'arrêter là si vous commencez à raconter n'importe quoi ! lança-t-elle.
– C'est bon ? souffla Saï dans les tribunes. Ça leur suffit ? Ils vont se calmer maintenant ?
Ses espoirs s'envolèrent lorsqu'une voix cria :
– C'est que du blabla tout ça ! On veut des actes !
Eliz se tourna vers celui qui s'était ainsi exprimé. Un large sourire apparut sur ses lèvres.
– J'espérais tellement que l'un de vous dirait ça ! s'exclama-t-elle. Tu veux des actes, Raph ? Ben viens, descends dans l'arène !
Saï étouffa un cri dans ses mains tandis que Razilda se frappa le front de la sienne.
– En quoi une raclée va les soumettre plutôt que les rendre encore plus mauvais ? demanda Yerón assez peu convaincu.
Hermeline renifla avec mépris.
– Certains ont besoin de ça pour se rappeler qui est le chef, que veux-tu, affirma-t-elle avec un haussement d'épaules.
– Vous avez une épée, objecta Raph.
– Et pas n'importe laquelle ! brailla Griffe qui s'était retenue bien trop longtemps d'intervenir. Mais elle n'a pas besoin de moi pour te botter le cul !
Eliz quitta ceinture et fourreau qu'elle posa sur l'une des caisses qui occupaient l'arène.
– Voilà, je n'en ai plus.
Puis elle ôta sa tunique épaisse et apparut en chemise légère à manches courtes qui soulignait les muscles de ses bras.
L'homme qui avait visiblement envie d'en découdre descendit dans l'arène. Il avait le crâne rasé et une cicatrice balafrait sa lèvre. Sa carrure n'était pas très impressionnante, mais des muscles secs couraient le long de ses bras et de ses jambes. Il s'approcha en jouant des épaules sous les hourras de ses collègues. Eliz s'avança à sa rencontre.
– Bien, quels seront les enjeux ? demanda-t-elle avec un sourire détendu.
– Si je gagne, vous n'aurez plus aucun statut parmi nous et personne n'aura plus à recevoir d'ordres de vous. Vous serez libre de dégager d'ici.
– Parfait, acquiesça Eliz, et si je gagne vous rentrez tous dans le rang, toi et tes petits copains. Et vous arrêterez de croire et de propager des rumeurs ridicules.
Pour sceller le marché, elle tendit la main que son adversaire serra.
– Pourquoi elle a accepté ces conditions ? gémit Saï, les poings crispés devant sa bouche. Elle n'a rien à prouver à tous ces abrutis.
Hermeline la bouscula du coude.
– Enfin Saï ! Tu ne lui fais pas confiance ? Bien sûr que si, elle a quelque chose à leur prouver. La plupart de ceux qui croient les rumeurs sont ceux qui ne la connaissent pas. Ce sont aussi ceux qui ne l'ont jamais vue se battre. Je te garantis que ce gaillard va avoir des surprises.
À peine rassurée, Saï reporta son attention sur la piste.
Eliz ne souriait plus. Mains en avant, les deux adversaires se tournaient autour. Soudain, Raph se jeta en avant, projetant son poing directement vers le visage d'Eliz. Celle-ci le dévia d'un mouvement sec de l'avant-bras et riposta d'un crochet dans les côtes. L'homme encaissa avec stupéfaction et recula de deux pas en se mettant en garde.
Dans les gradins, Saï bondit sur ses pieds et hurla :
– Vas-y, Eliz ! Montre-lui que tu es la meilleure !
À sa grande surprise, Razilda l'imita aussitôt.
– Arrange-lui le portrait, Eliz ! cria-t-elle les mains en porte-voix.
Comme s'il n'attendait que ça, le public se mit à crier et à siffler pour encourager les combattants. Ce n'était pas tous les jours qu'ils avaient l'occasion d'assister à pareil spectacle.
Dans l'arène, le combat continuait de plus belle.
Eliz esquiva trop tard le poing de Raph qui vint la percuter sur l'arcade sourcilière. Elle le repoussa d'un violent coup de pied dans le ventre. L'homme revint aussitôt à la charge. Eliz évita son attaque suivante en se renversant en arrière. Elle riposta d'un coup de pied qui ne rencontra que le vide.
L'impatience monta, aussi bien sur la piste que dans les tribunes.
Eliz se jeta en avant. Son poing effleura l'épaule de Raph qui se baissa juste à temps. Rassemblant ses forces, il se propulsa tête baissée dans le ventre d'Eliz en l'attrapant à bras le corps. Jambes fléchies, elle résista à la charge. Profitant de l'élan de son adversaire, elle pivota sur sa gauche pour le faire chuter. Ses mains repoussèrent les épaules de l'homme. Elle s'arracha de son étreinte et le projeta au sol. Elle voulut en finir d'un coup de pied bien placé en plein ventre. Raph roula sur lui-même. Le talon d'Eliz ne rencontra que la terre et souleva un nuage de poussière.
L'assistance hurla son enthousiasme.
Raph resta au sol. Il envoya ses jambes balayer celles d'Eliz. La guerrière fut déséquilibrée, mais ne tomba pas. L'homme profita de ce répit pour se redresser. Il jura et se précipita sur son adversaire. Elle para le premier coup de poing, mais le second l'atteignit à la mâchoire. Le troisième glissa sur son biceps. Elle bloqua le poignet de Raph dans l'étau de son bras. De sa main gauche, elle l'attrapa au collet et lui décocha un coup de tête en pleine face. L'impact le fit reculer de plusieurs pas. Chancelant, il essuya son nez ensanglanté. Eliz courut vers lui. Elle lui expédia son poing dans le ventre. Raph encaissa stoïquement pour refermer ses mains autour de son cou. Avec un rictus triomphal, il tenta de la soulever.
Horrifiée, Saï suivait la scène en se cramponnant au bras de Razilda. Elle ne se souvenait pas avoir cherché refuge auprès de la Jultèque, mais à ce moment-là, rien n'aurait pu la forcer à la lâcher. Celle-ci tenta de la rassurer.
– Ne t'inquiète pas, elle va très bien s'en sortir, dit-elle.
Malgré l'assurance de ses paroles, sa voix vibrait de tension.
Eliz laissa échapper un râle de suffocation. Elle attrapa les mains qui l'étranglaient. De toutes ses forces, elle envoya son pied dans le tibia de son adversaire. Il poussa un cri de douleur et mit un genou en terre. Libérée de l'étau qui l'asphyxiait, Eliz saisit son visage et lui décocha son genou dans la figure. Cette fois-ci, Raph s'écroula dans la poussière.
– Il serait peut-être temps de t'avouer vaincu, proposa alors Eliz.
Les mains sur les cuisses, elle reprenait difficilement son souffle. Un filet de sang striait son visage qui commençait à se tuméfier.
– Tu t'es bien battu, ajouta-t-elle. Garde tes forces pour les Sulnites. Ce sont eux nos véritables ennemis.
Raph se releva sur un coude et considéra la main tendue vers lui. Il hésita un instant, semblant sérieusement envisager de continuer le combat. Il renonça et saisit la main d'Eliz qui l'aida à se remettre sur ses pieds.
– Pour sûr, Capitaine, vous êtes une dure à cuire et vous avez pas peur d'aller au contact, reconnut-il en crachant un jet de salive ensanglantée. J'peux pas dire le contraire.
Eliz se massa la gorge puis leva les deux mains pour réclamer le silence. Un petit sermon s'imposait.
– Laissez-moi dire un dernier mot ! cria-t-elle. Ce n'est pas en désignant des boucs émissaires que nous serons plus forts. Si nous avons perdu contre les Sulnites, ce n'est pas la faute d'une ou deux personnes. C'est notre faute à tous. Nous avons manqué d'unité, de clairvoyance. Ce n'est pas en nous divisant encore davantage que nous rectifierons le tir. Alors à partir de maintenant, on travaille tous ensemble !
Les résistants se levèrent tous pour acclamer les combattants. Saï lâcha Razilda et les deux femmes échangèrent un sourire de soulagement.
– Vous aviez aussi peur que moi, ne put s'empêcher de taquiner la jeune fille.
– Pffff, absolument pas, démentit la Jultèque en levant le menton.
– Je vous l'avais bien dit ! clama Hermeline extatique. Vous ne lui faites pas assez confiance !
Aux cris d'enthousiasme qui saluèrent la victoire d'Eliz dans son dos, Saï se retourna pour partager sa joie et sa fierté.
Elle le vit alors.
Kaolan était perché en hauteur sur le mur extérieur de l'arène. Accroupi, les bras sur les cuisses, il fixait la piste. Il n'avait sans doute pas perdu une miette du combat. Saï se leva sans réfléchir et se dirigea droit vers lui. Elle gravit les gradins, bousculant les quelques résistants qui se trouvaient sur son passage. Alerté par le mouvement, Kaolan laissa tomber son regard sur elle. Il se releva et bondit en arrière, disparaissant aux yeux de la jeune fille.
– Kaolan, ça suffit ! s'emporta-t-elle dans le vide. Reviens ici tout de suite !
Son appel fut vain. Il était déjà loin.
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